La culpabilité
Pas de sentiment avec la culpabilité !
Mise en situation:
Suite au récent déménagement de leur agence d’architecture, deux anciens camarades d’école devenus associés, Alain et Bernard, se retrouvent face à la nécessité de vider les archives et grenier de l’ancien local en vue d’en rendre les clés le plus rapidement possible et de ne plus avoir à payer le loyer. Alain en parle à Bernard plusieurs fois et lui demande ses disponibilités pour procéder à ce nettoyage durant un weekend. Les semaines passent, et Bernard ne donne pas de date et semble éviter le sujet. Or sans avoir vidé complètement le local, les associés ne peuvent pas mettre fin à la location et le loyer est dû. Alain a besoin d’agir pour arrêter de payer ce loyer dès que possible. Face au silence de Bernard sur le sujet, un weekend il entreprend de vider les archives. Il loue une camionnette, convoque 2 amis costauds, fait le tri, met de côté quelques objets à l’attention de son ami et associé et Dimanche soir, l’affaire est faite. Le local est parfaitement vide et propre, il est satisfait et il en informe gentiment et fièrement Bernard le lundi matin. La réaction de Bernard est la suivante :
- « Quoi ???? Mais qu’est-ce que tu as fait ?! Tu as tout vidé, bazardé… Quelle gâchis ! Et qu’as-tu fait de la maquette de notre projet de fin d’études ? Tu l’as mise à la déchetterie ?! Non mais je rêve ! Et mes carnets d’esquisses ? Pareil ?... Que c’est triste, j’aurais tellement aimé les conserver… C’est un massacre, j’ai l’impression que tu as gommé une partie de notre vie ! Tu aurais dû m’appeler au lieu de décider tout seul. »
Alain, comme la plupart d’entre nous, envisage les choses de manière binaire, donc il a le choix pour répondre à la remarque de Bernard : la colère ou la culpabilité.
La colère, genre « Beh je t’ai demandé plein de fois quand tu voulais le faire avec moi, tu as fait l’autruche, tu n’avais qu’à te bouger le c** et tu aurais pu choisir ce que tu voulais garder… C’est facile me faire des reproches maintenant ! Et puis on voit que c'est pas toi qui s'est coltiné le sale boulot ce weekend! » lui parait beaucoup trop dangereuse pour la pérennité de leur amitié et de leur association, et il a sans doute raison, il risque surtout d’envenimer les choses…
Donc, illico, le tribunal interne d’Alain prend le relais pour installer la culpabilité:
- « Mais c’est vrai, Bernard a raison. Pour qui tu te prends ? Qu’est ce qui t’a pris de décider pour lui ce qu’il faut garder ou jeter de ses souvenirs. Que tu es impatient, prétentieux et directif ! Ah, voilà, ton exigence a bazardé en moins de 48 heures 20 ans de travail et de collaboration ! Tu es égoïste, tu n’as pas de cœur. »
En général, notre tribunal interne ne nous loupe pas… Il a souvent des tirades à notre encontre qu’il ne se permettrait jamais d’avoir envers un ami.
Ce qui est dramatique, c’est que toutes ces paroles malheureuses viennent couvrir un événement du passé sur lequel il est impossible de revenir ou apporter des rectifications, elles sont donc parfaitement stériles et inopérantes… Toute la souffrance que les paroles de Bernard et les pensées d’Alain induisent chez Alain est strictement vaine et inutile. A la différence de la douleur « utile » que provoque un antiseptique sur une plaie infectée, l’acide de ces paroles ne nettoie rien, au contraire, il tue à petit feu.
Les « tu aurais dû », « il aurait fallu », « y avait qu’à » viennent installer la mauvaise conscience, substrat de la culpabilité et/ou la colère. Bernard ouvre chez Alain la porte de la mauvaise conscience et inocule le germe de la culpabilité. Alain rentre et s’y installe sans se poser d’autres questions ! La suite est prévisible : oui j’ai mal fait, oui je suis coupable, oui je mérite d’expier. Il s’en remet au verdict de Bernard et il se pense coupable.
Il est important de rectifier que la culpabilité n’est pas un sentiment ou une émotion, mais bel et bien une pensée, une construction mentale.
La culpabilité est l’état de celui qui est coupable, de celui qui a commis une faute ou un acte répréhensible. Nous pouvons déjà remplacer l’expression « se sentir coupable » par « se penser coupable » qui est plus juste. Si nous nous pensons coupable, c’est qu’il s’est tenu à l’intérieur de nous un cheminement de pensée logique qui en est arrivé à cette conclusion : COUPABLE ! Sauf que ce cheminement est souvent rapide et expéditif et « oublie » de prendre en considération des informations plus intimes : nos véritables sentiments. C’est un peu comme un tribunal expéditif et arbitraire qui ne prendrait en considération que les pièces de l’accusation et jugerait à charge.
C’est la raison pour laquelle rendre l’autre coupable est une facilité très souvent utilisée dans notre manière de relationner pour faire l’économie d’aller à la rencontre de ce que l’autre ressent et faire l’effort de le comprendre. Juger l’autre expéditivement selon nos propres normes et références est tellement plus pratique et confortable à première vue. C'est surtout très égocentrique! Cette manière de procéder est souvent, malheureusement, une méthode d’éducation de certains parents. « Mais regarde ce que tu as fait ! Quel gâchis ! Mais enfin tu as gâché ton dessin, une vache ne se peint pas en bleu ! » L’enfant est coupable d’avoir peint sa vache en bleu car dans le système de référence du parent la vache doit être marron… ou blanc et noir ?!...
Puisque nous baignons dedans depuis notre enfance, la culpabilité nous parait « normale », acceptable, qu’elle soit issue de notre propre délibération ou de celle d’une tierce personne. Nous prenons ce verdict sans le contester : je suis coupable.
Comment échapper à la culpabilité ?
L’invitation est à prendre le temps de faire un vrai état des lieux de la situation avant d’accepter aveuglément le verdict de culpabilité. Etes-vous vraiment coupable ? Et coupable de quoi ?
La culpabilité n’envisage les situations que de deux manières : ou c’est bien ou c’est mal. L’initiative d’Alain est-elle bonne ou mauvaise ? Rappelons que l’initiative d’Alain a été motivée par son soucis d’économie en souhaitant stopper la dépense d’argent superflue que représentait l’occupation de ce local par des archives et vieilleries : c’est cohérent! Du côté de Bernard, Alain a jeté des choses d’une grande valeur sentimentale : c’est entendable. Bien ou mal ? Vue sous cet angle, la situation est insoluble.
S’il souhaite dépasser la culpabilité dans lequel il est en train de s’installer, il est nécessaire pour Alain de prendre le temps d’aller explorer ses besoins. Pourquoi Alain se juge-t-il tout à coup coupable d’avoir vidé le local d’archive, alors qu’il y a quelques minutes il était soulagé et fier de l’avoir fait ? Voici le dialogue intérieur qui pourrait sauver Alain et lui éviter de s’enfermer dans la culpabilité :
Une petite voix en lui, lui dit : « Suite à la réaction de Bernard, tu penses avoir fait quelque chose de mal, n’est-ce pas ? Et donc tu te juges coupable… Tu te sens sûrement impuissant (on ne peut pas revenir en arrière), désolé et tourmenté. Peut-être même as-tu peur de perdre l’amitié fraternel voire l’estime de Bernard, ton meilleur ami et associé… Et ça, ça te rend tellement triste. Ce dont tu aurais besoin maintenant, c’est surtout d’empathie, de soutien et de compréhension… non ? »
- « Ah oui, c’est parfaitement ça : je me sentais bien seul tout à coup et ça me fait tellement de bien d’entendre ça. J’étais en train de me recroqueviller dans ma coquille, en baissant les yeux comme un enfant puni (je partais pour m’enfermer dans la culpabilité). Mais cette (auto)compassion me fait du bien, elle sonne juste pour moi et je me redresse. »
Alain commence à se détendre, sa respiration s’apaise et il ne se laisse pas embarquer dans les ruminations de culpabilité ou de colère. Il a pris le temps de chercher et trouver en lui les mots justes qui lui font du bien et qui clarifient ce qu’il ressent au plus profond de lui, sans se laisser embarquer par le verdict de culpabilité posé par Bernard.
Il continue le processus. Il perçoit qu’effectivement il ressent un profond et sincère regret d’avoir vidé sans sommation le local. Il ressent également en lui toute l’amitié, la considération et le respect qu’il porte à Bernard et se rend compte qu’il a complètement oublié d’en tenir compte dans son initiative.
Après ce petit débrief intérieur, la réponse d’Alain à Bernard pourrait être :
Pour rappel, la réaction de Bernard était la suivante :
- « Quoi ???? Mais qu’est-ce que tu as fait ?! Tu as tout vidé, bazardé… Quelle gâchis ! Et qu’as-tu fait de la maquette de notre projet de fin d’études ? Tu l’as mise à la déchetterie ?! Non mais je rêve ! Et mes carnets d’esquisses ? Pareil ?... Que c’est triste, j’aurais tellement aimé les conserver… C’est un massacre, j’ai l’impression que tu as gommé une partie de notre vie ! Tu aurais dû m’appeler au lieu de décider tout seul. »
Bernard, qui ne compte pas se laisser enfermer dans la culpabilité pour sauver sa relation avec Bernard, a pris le temps d’un petit scan intérieur, et lui répond :
- « Oui… Maintenant que tu me le dis, je regrette d’avoir été aussi directif. Ta remarque me fait prendre conscience que certains objets avaient pour toi une valeur affective que je ne soupçonnais pas, et j’ai interprété ton silence à mes propositions de vider le local comme un désintérêt pour cette tâche et les vieilleries que contenaient ce local. J’en suis triste et je regrette profondément. »
En prenant conscience et en témoignant honnêtement et ouvertement de sa tristesse et de ses regrets, sans mépriser la nostalgie de Bernard ni lui faire de reproches sur le fond et la forme de sa réaction, Alain désamorce le conflit avec son ami et avec lui-même en ne s’installant pas dans l’inconfort de la culpabilité et en sécurisant leur relation amico-profesionnelle.
Article inspiré de « Quand la girafe danse avec le chacal » de Serena Rust – Formatrice en CNV