La crise du milieu de vie
Au cœur du processus d'individuation
La crise de milieu de vie ou la fameuse crise de la quarantaine est un mythe. Ce n’est pas vraiment une crise en soi (elle n’est pas forcément apocalyptique et fulgurante), et elle ne sonne pas précisément dans la nuit du quarantième anniversaire. Elle survient principalement entre 45 et 55 ans (parfois avant, parfois bien après). Il y a évolution mais pas vraiment de révolution, « c’est une révolution mais sans avoir l’air » commente avec espièglerie le psychiatre et psychothérapeute Christophe Fauré. Le cliché du quadra quittant femme et enfants au volant d’une voiture de sport rouge avec la fille des voisins en est une caricature grotesque et inappropriée.
Cette dite crise est plutôt un passage et il concerne les hommes et les femmes. Comme la crise d’adolescence somme notre passage de l’enfance à l’âge adulte, autour de 50 ans il s’agit d’un passage, d’une transition de vie vers plus de sens. Elle sonne la nécessité de ralentir, voire de s’arrêter, de regarder autour de soi et en soi pour (ré)ajuster la direction et la signification de notre vie avec notre être véritable.
Ce qui caractérise le mieux cette période est la sensation d’avoir tout pour être heureux, de s’être accompli professionnellement, socialement, de ne manquer de rien, et pourtant de ressentir une sorte de vague à l’âme, d’insatisfaction et d’incomplétude. Les sujets ont souvent tendance à taire ce sentiment. Honteux, certains craignent d’être jugés comme des enfants trop gâtés et capricieux, et ne se donnent pas le droit ou la légitimité de se plaindre. Parfois l’entourage est sévère et ce sont les amis et la famille qui étouffent dans l’œuf toute tentative d’expression sur le sujet. « Mais de quoi tu te plains ? Tu es en bonne santé, tu as du travail, de beaux enfants, une belle maison ! Tu te plains d’aise ! » Fin de non-recevoir. Or ce trouble intérieur existe bel et bien, et il n’a qu’une seule intention, nous inviter à porter notre regard vers l’intérieur de nous. Retourner son regard vers l’intérieur ne signifie pas devenir égocentrique. Il s’agira de trouver une posture confortable pour parvenir à être véritablement Soi, avec les autres.
Selon la pyramide de Maslow, quand nos besoins fondamentaux physiologiques (nourriture, sommeil, hygiène, sexualité…) , de sécurité (environnement stable et sécure), d’appartenance (amour et affection des autres, faire partie d’un groupe familiale ou/et amical) et d’estime (sentiment d’être utile, reconnaissance et appréciation des autres) sont assouvis, nous avons un dernier besoin à satisfaire, le besoin d’accomplissement qui consiste à développer ses connaissances et ses propres valeurs, simplement dans l’intention de SE satisfaire, de SE faire plaisir, sans objectif ou but extérieur défini. Grâce à la transition du milieu de vie, c’est ce besoin qu’il s’agira d’honorer. Apprendre l’italien pour le plaisir de la sonorité de la langue, cultiver un potager pour la satisfaction de manger ses propres légumes en respectant les saisons… Tout cela est parfaitement illustré dans le film « Mange, prie, aime » avec Julia Roberts, et décrit dans le roman éponyme de Elizabeth Gilbert.
Avant cette charnière, la première phase de notre vie est plutôt une phase d’accommodation. On fait ce qu’attendent de nous nos parents, professeurs, éducateurs, et en parallèle, on est agi par l’envie de prouver de quoi on est capable. Cette période est parfaitement illustrée par les bouleversants témoignages de l'émission "ça commence aujourd'hui: pour ne pas décevoir leurs parents, ils se sont oubliées..." Une partie de nous se conforme et s’accommode de cette règle du jeu, nous construisons notre confiance en nous et nous nourrissons ainsi notre besoin d’appartenance. Cette période est indispensable dans notre construction. Néanmoins, durant cette période, on agit davantage comme un personnage : on joue le personnage que les autres attendent de nous au point de ne plus avoir conscience que tout cela ne convient peut-être pas véritablement à qui nous sommes. Donc pendant ce temps-là, on relègue en arrière-plan des dimensions de Soi positives qui ne semblent pas convenir à ce que l'extérieur attend de nous. Par exemple, on met dans l’ombre une dimension artistique de nous pour satisfaire une carrière d’ingénieur (tellement plus sûre et conventionnelle), on met en arrière des velléités humanitaires pour devenir une épouse et mère de famille présente et dévouée...
Ce processus a ses limites et arrive le moment où toutes ces énergies mises de côtés poussent et demandent à sortir de l’ombre. On ressent alors ce manque de plénitude à soi: ce qui est juste et légitime puisqu’on s’est essentiellement construit sur les attentes des autres.
Les questionnements jaillissent soudain. Ils peuvent être professionnels (pourquoi je fais ce métier ? Qu'est ce que ça m'apporte ?), conjugaux (maintenant que les enfants sont grands, est ce que, objectivement, je me réalise dans le couple ? dans ce couple ?). Nous évoluons dans une société qui a tendance à normer nos vies, comme si il n’existait qu’un modèle de réalisation pour être heureux. Ce modèle est globalement organisé autour du mariage, des enfants (2 ou 3 !), et d’une situation professionnelle stable et rémunératrice. Si nous accomplissons tout cela, à coup sûr, nous serons heureux, nous promet-on à 20 ans ! Or, 20 ou 30 ans plus tard, on a tout fait comme il faut, et un sentiment d’insatisfaction est néanmoins là. En satisfaisant les injonctions sociétales, nous avons obéi et satisfait notre besoin d’appartenance, mais au détriment de ce qui vibrait subtilement en nous.
L’homme est ainsi fait qu’il n’évolue que dans la souffrance. C’est pourquoi, certaines vies, plus chargées en épreuves (parents immatures, maladies, accidents de la vie, deuils…), permettent d’arriver à cette charnière prématurément (35 ans), alors que des vies plus douces et moins éprouvantes feront remettre en question le modèle auquel nous nous sommes conformés plus tardivement (65 ans parfois !).
Durant cette période, beaucoup de questions sans réponses émergent. La patience sera notre alliée et la précipitation sera le piège principal. L’incomplétude ressentie ne signifie pas systématiquement que nous devons tout changer, tout modifier, tout bazarder. Un sentiment d’insatisfaction professionnelle peut être gommé, contre-balancé en apportant de la créativité par ailleurs dans notre vie. Par exemple, une personne qui fait un travail répétitif et strictement alimentaire dans une usine peut, en parallèle, s’épanouir en développant son talent artistique en étant musicien dans un groupe de notoriété locale qui se produit dans quelques festivals d’été. Il n’est pas nécessaire pour cette personne de prendre le risque de quitter son travail d’ouvrier pour tenter de faire carrière à Paris ! Il s’agit de faire un tri, une réorganisation de sa vie et de s’ouvrir à d’autres options de vie en ressortant de l’ombre ce qui n’avait pas été autorisé durant les 40 ou 50 premières années de notre vie, tout en tenant compte de la réalité du présent. C'est comme un jeu de mikado !
Les questions de cette période convergent vers un sujet, celui du sens de la vie. C’est un questionnement existentiel dont les réponses sont à l’intérieur et propres à chacun. Or, dans un premier temps, on a souvent eu tendance à chercher les réponses et les solutions à l’extérieur : quand j’aurai cette voiture, je serai satisfait ; quand j’aurai une compagne, je serai heureux ; quand je serai en retraite, ça ira mieux… La publicité contribue à cette croyance : Quand vous aurez ce téléphone qui fait de si belles photos, vous serez une personne entourée et joyeuse. Et puis, on se rend que non, ça ne règle rien de manière pérenne et nous enferme dans une spirale d’insatisfaction. Tant que je désire ce que je n’ai pas, je suis en souffrance (j’ai faim et pas à manger donc je souffre, j’ai des sentiments pour cette personne et ce n’est pas réciproque donc je souffre, je désire faire ce voyage mais je n’ai pas les moyens donc je souffre…). Et à l’inverse quand j’obtiens ce que je désire, l’objet de convoitise ne me manque plus, donc je ne désire plus puisque j’ai obtenu, et je ne souffre plus du manque. Par conséquent, je me retrouve dans un état qui n’est pas le bonheur car il n’y a plus de désir, et qui n’est pas le malheur car il n’y a pas de manque, c’est un état que le philosophe Schopenhauer appelle l’ennui.
"L’ennui c’est l’absence du bonheur au lieu-même de sa présence attendue." définit André Comte-Sponville.
Tous les « Qu’est-ce que je serai heureux quand… », « Qu’est-ce que je serai heureuse si… » sont des rendez-vous avec le bonheur que nous posons, que nous honorons, mais le bonheur ne vient pas ! Tout simplement parce que le bonheur ne vient pas de l’extérieur à Soi. Tous ces rendez-vous manqués avec le bonheur ne nous rendent pas heureux, sans vraiment nous rendre malheureux, mais nous nous ennuyons profondément.
On voit que la question est autrement intime et spirituelle (c’est-à-dire qui est de l'ordre de l'esprit, considéré comme distinct de la matière). Ce n’est sans doute pas sans concomitance à ce processus si, par exemple, la plupart des personnes qui s’intéressent au Bouddhisme en Occident ont entre 35 et 50 ans… Le questionnement spirituel est souvent très fort à cet âge parce qu’il est un puissant vecteur d'introspection.
Syndrome du nid vide, état dépressif, syndrome du mâle irritable, sentiment d’insatisfaction et d'incomplétude sont autant de signes qui annoncent la nécessité d'amorcer cette transition.
Sources:
Cet article est inspiré du livre de Christophe Fauré « Maintenant ou jamais, la transition du milieu de la vie ».
Conférence de André Comte-Sponville au sujet du Bonheur au Travail.