L'amnésie traumatique

Ou la mémoire fantôme.

18 Décembre 2021

L’amnésie traumatique est la difficulté, voire l’impossibilité, d’accéder au souvenir d’une situation traumatique qui a été vécue. Cette amnésie peut durer des mois, des années, des décennies, ou toute une vie. Elle durera le temps que la victime se ressentira en situation potentiellement dangereuse, ou en loyauté avec les personnes en lien avec les causes du trauma, ou encore, en contact avec le contexte à l’origine du trauma.

L’amnésie traumatique est un processus inconscient qui se met en place quand la situation est extrêmement perturbante et sidérante pour le sujet. Par exemple si l’acte violent, dont a été témoin ou victime le sujet, est du fait d’une personne que le sujet estime, en qui il a mis sa confiance, et que cette personne (devenue son agresseur) reste dans son environnement proche. C’est le cas des victimes de violences familiales (ou amis proches, entraineurs, instituteurs…)  qui se retrouvent piégées à l’intérieur de la famille, continuellement confrontées à l’agresseur, parfois dépendante de l’agresseur, sans pouvoir y échapper, se sentir continuellement potentiellement en danger, sur le qui-vive et subir des violences répétées. Plus la victime est jeune, plus elle est vulnérable à la violence et plus elle est alors sujet à l’amnésie traumatique.

De par cette exposition régulière au danger, le cerveau est obligé de mettre en place un mécanisme inconscient de sauvegarde par disjonction pour protéger le cœur et le cerveau de dommages irréversibles ou mortels. C’est le mécanisme de dissociation traumatique qui devient le mode de survie quotidien de la victime. Ce mode est souvent mal vécue par les victimes puisqu’elles ont la sensation d’être sur un mode automatique, avec une impression de vide intérieur, d’être étranger à leur vie, comme un zombi. « C’est comme si j’étais morte à l’intérieur ».

La mise en place de ce mécanisme met hors-jeu la plupart des fonctions des cerveaux limbique et cognitif (= cortex). En conséquence, le mécanisme de mémoire est lui aussi désactivé. Ce peut être le cas des adultes qui témoignent ne pas avoir de souvenir de leur enfance jusqu’à tel âge. Pour mémoire, nos premiers souvenirs se situent autour de 3 ans et demi – 4 ans, il est pratiquement impossible d’avoir des souvenirs antérieurs. Quand le processus de mémoire « classique » est désactivé, la mémoire traumatique prend le relais.

Dans le processus de mémoire « classique », l’hippocampe est en relation directe avec toutes les zones du cortex dont il reçoit les informations, les digère en permanence, en fait la synthèse et retourne en échange la solution, la réponse adéquate. Parmi les nombreuses fonctions de l’hippocampe, l’une des plus importantes et la coordination des différents plans de la mémoire.

Dans le cas de la mémoire traumatique, puisque le cortex est hors jeu, l’hippocampe ne reçoit pas d’infos du cortex. Les informations vécues sont en effet envoyées dans une sorte de boite noire, dans une autre zone du cerveau, sans être intégrées à l’histoire du sujet grâce au travail de l’hippocampe. Une mémoire fantôme hante le psychisme du patient en quelques sorte : il ressent une souffrance indescriptible, confuse, éthérée, il sait qu’il s’est passé quelque chose mais sans savoir vraiment quoi, ni où il a mal. Le souvenir est engrammé en lui.

Les souvenirs ainsi stockés, comme dans une malle au fond du grenier, vont mettre beaucoup de temps pour revenir et ils reviendront uniquement au moment où la victime ne sera plus en situation de danger, de loyauté, ou exposée à l’agresseur ou à son contexte. 

Les souvenirs reviennent par bribes, avec des réminiscences, des flash-back, sans chronologie, sous forme d’odeur (phantosmie), d’images intrusives, de sensation de terreur, de perceptions au niveau du corps, des douleurs, des sensations, et petit à petit, comme les pièces d’un puzzle, les morceaux vont se compléter jusqu’à l’évidence. Le souvenir n’a pas été oublié, il était dans un brouillard épais, et quand le brouillard se lève, des liens se font, des évidences apparaissent, des prises de conscience se font.

Pendant toute cette période de retour de la mémoire traumatique, la victime qui revit tout cela sent qu’il se passe quelque chose de très inconfortable, elle pourrait imaginer devenir folle car elle vit des choses extrêmement troublantes et violentes, avec des cauchemars, de la myoclonie nocturne (spasme brute du corps: "sensation de louper une marche, tomber dans un trou..."), des attaques de panique. Le retour des souvenirs traumatiques est très pénible et douloureux. D’ailleurs si le sujet se confie sur son mal-être et ses troubles à des personnes qui « couvrent » son agresseur, elles n’hésiteront pas à alimenter et conforter la thèse qu’il devient fou. C’est une aubaine pour eux : faire passer pour folle la victime pour décrédibiliser son témoignage. C’est pour cela qu’il est important, pour la levée d’amnésie traumatique, de ne plus être en loyauté avec l’environnement toxique.

C’est précisément auprès d’un thérapeute qu’une victime d’amnésie traumatique peut trouver la sécurité nécessaire à la levée d’amnésie. Le thérapeute doit protéger la victime en la rassurant (vous n’êtes pas fou ou folle), la crédibilisant, et en lui expliquant le processus de levée d’amnésie traumatique (psychopédagogie) pour diminuer son stress et traiter la mémoire traumatique. Traiter la mémoire traumatique consiste à mettre toutes ces nouvelles informations en lien les unes avec les autres de sorte à comprendre ce qu’il s’est passé. La mémoire traumatique doit être transformée en mémoire autobiographique. Le sujet se réapproprie son histoire, aussi pénible soit-elle. 

C’est uniquement de cette manière que la victime va petit à petit se libérer des conséquences toxiques de ses stratégies de survie qui visaient à éviter le retour de la mémoire traumatique : conduites d’évitement et de contrôle (phobies, obsessions, idées fixes, TOC…) et se libérer des conduites dissociantes aux conséquences délétères comme l’addiction (alcool, drogues, jeux, sexe, nourriture, sucre...) et la mise en danger (comportement à risques : sport, sexe, vitesse, …).

Les drogues et l’alcool permettent d’anesthésier le cerveau (cortex) ; la mise en danger permet de faire montrer un stress important (cortisol et adrénaline) pour refaire disjonter le cerveau. Ce sont des techniques de substitution utilisées par les victimes pour se dissocier et s’anesthésier : ne plus ressentir la souffrance fantôme.

Quand la victime prend conscience de son histoire, la comprend et la considère, elle peut alors se libérer de ses stratégies toxiques qui avaient pour objectif de ne plus se souvenir. Mais quand le souvenir est là, il est important qu’il soit considéré et d’aller soigner les conséquences de ces vieilles blessures.

En parallèle toutes les fractures neurologiques qui se sont mises en place au moment du trauma peuvent se réparer : c’est la neurogénèse. Le cerveau (comme le foie en quelque sorte) a cette capacité à réparer toutes les atteintes, quand le sujet retrouve l’homéostasie.


Article inspiré de l'interview de Muriel Salmona, psychiatre, spécialiste de la victimologie et traumatologie.